Ondine
Ondine reste coincée, jour après
jour, dans son fauteuil entre la fenêtre et le poêle à gaz qui la réchauffe.
Elle ne voit que la cime des arbres du jardin d’en face, mais cela n’a aucune
importance, sa journée se passe à tricoter, un rang à l’endroit, un rang à
l’envers et elle recommence ce va-et-vient dans un cliquetis d’aiguilles.
Sa tête dépasse à peine le haut du fauteuil montrant une
touffe ébouriffée de cheveux blancs jaunis et tenue sur la nuque par un bigoudi
plat. Sortant très peu dehors sa peau est blanche et ses yeux couleur acier
vous glacent, vous économisant ainsi des paroles et des sourires, du reste elle
n’a rien à dire, toujours silencieuse dans cette pièce peu chauffée. Elle
économise le gaz et se coiffe d’un châle à rayures bleu-marine et jaune
crocheté par ses soins. Du reste, elle économise sur tout y compris sur la
laine usagée des pulls. Cette dernière entourée autour des dossiers de deux
chaises file entre ses doigts pour créer une nouvelle pelote bien serrée sans
oublier de soustraire les morceaux déchirés.
A quoi pense-t-elle en tricotant un rang à l’endroit, un rang
à l’envers ?
A sa vie surement. Née au début du XX siècle dans une
famille de paysans, les conditions de vie de l’époque sont rudes. Dernière de
toute une fratrie, de santé chétive dés sa naissance, Ondine a échappé aux
travaux de la ferme et n’a pas été comme ses sœurs, « placée » femme de ménage. Elle choisit
la couture.
Quittant son village, accompagnée d’une sœur, elle s’installe
à la ville comme arpette chez un patron.
Réservée, secrète, introvertie, son être reflète une impression de mystère, mais elle est dévouée
malgré ses états dépressifs. Les progrès sont rapides et des travaux d’aiguille
lui sont confiés.
Sa sœur beaucoup plus dégourdie l’a convaincue de
l’accompagner au théâtre puis au bal du dimanche. Chaque fin de semaine, les
jeunes gens se retrouvent pour danser, seule distraction à l’époque.
Rêve-t-elle, assise dans le calme en regardant courir une
maille à l’endroit, une maille à l’envers, de ces valses musettes et de ce
petit vin blanc qui lui font tourner la tête ?
Ondine aime ce rendez-vous hebdomadaires. Elle se sait
jolie et les cavaliers se succèdent pour la faire tournoyer entre deux baisers
et quelques caresses.
La guerre déclarée, les garçons partent au fur et à
mesure de leur mobilisation. Chaque dimanche précédant des départs les couples
s’abandonnent à l’amour dans de grandes effusions de sentiments plus ou moins
sincères, de promesses de s’écrire et de retours.
Les nouvelles de la guerre sont le sujet de conversation
au quotidien aussi lorsque l’un d’entre eux arrive en permission, Ondine et ses
amies lui apportent réconfort et amour pour tout oublier l’espace de quelques
heures et entretenir son moral.
Refait-elle le chemin à l’envers de ses galipettes
multiples, relit-elle ses lettres adressées aux soldats, tout en comptant une
maille à l’endroit, une maille à l’envers ?
Bonne chrétienne,
elle devient fille à soldat pour apporter un peu d’humanité et de joie dans ces
moments de guerre et de solitude. Certains soldats reviennent régulièrement
l’inviter à danser sous le regard attentif du maitre des lieux et le tourbillon
de la vie l’entraine sans avoir le courage de se refuser.
La grossesse imprévue, punition divine, l’oblige à
choisir rapidement parmi les habitués, le candidat à la paternité sans se poser
de questions.
Ondine se marie rapidement avec un soldat sans grade et
partit en femme entièrement soumise aux caprices d’un homme vers sa nouvelle
destinée : un rang à l’endroit, un rang à l’envers.
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