Forêt-Noire
Aujourd’hui,
tout m’invite au voyage, des petits riens comme le désir de préparer mes bagages,
l’été qui approche me donnant un sentiment d’indépendance, de liberté, inconnu
pour moi durant ces années de travail. Responsable des achats, je me déplaçais
dans différents pays afin de négocier des contrats au nom de mon entreprise.
Mes
départs fréquents déchainèrent une grande quantité de reproches, injustifiés à
mon avis, de la part de mon mari qui finit par disparaitre sans bruit de ma vie,
préférant surement une existence beaucoup plus calme. Le divorce fut prononcé
par consentement mutuel aidé en cela par l’absence d’enfant ou d’un quelconque
animal. Ce vide fut largement compensé par cette course effrénée et les années
passèrent très vite, trop vite peut-être.
Ce
fut lors d’un déplacement en Allemagne que je connus Gunther, cadre dans une
entreprise de textile. Logeant dans le même hôtel, nous passions chaque soir un
agréable moment autour d’une boisson. Il était exubérant, fougueux plaisantant de
tout, intarissable d’anecdotes truculentes se déroulant entre lac et forêt. Il
décrivait avec des détails pittoresques la beauté de sa région, titillant ma
curiosité et mon désir de connaitre cet endroit merveilleux. J’éprouvais un vif
intérêt à écouter ses histoires et le pressais de tant de questions qu’il me
révéla, comme une confidence, le nom de cette contrée sauvage.
-
La Forêt-Noire, me dit-il un soir, en reposant sa tasse de thé sans remarquer
l’émotion provoquée par cet aveu.
La
Forêt-Noire ! Mots magiques qui déclenchèrent en moi une quantité de
souvenirs. Un brouhaha accompagnait la petite fille de sept ans que j’étais,
dévalant la pente vers une faible lueur lointaine, sans doute un ruisseau, qui
brillait dans la forêt.
-
Votre café refroidit, s’étonna-t-il, en m'effleurant le bras pour me tirer de
mon rêve.
-
Belle contrée, lui répondis-je, en le quittant prestement sans révéler mon
trouble.
Surpris
de ma réaction, il me sourit, me tendit sa carte de visite et me pria de lui
téléphoner lors d'une éventuelle venue.
-
D’accord, bredouillais-je en lui souhaitant bonne nuit.
Nous
retrouvons dès le lendemain, chacun de notre côté, nos contraintes respectives
et très vite le rythme quotidien me fit oublier ma promesse.
Maintenant,
jeune retraitée, ma vie se déroule sans aucune obligation associative ou autre,
et je ressens une curieuse sensation de plaisir à l’idée de le revoir et au
désir inavoué de découvrir sa région, " La Forêt-Noire ".
Je
fouille fébrilement dans un tiroir pour en extraire le sésame, agrafé à une
carte routière, et j’entrepris de lui téléphoner sans attendre. Dès la première
sonnerie, il répondit, fort étonné de m’entendre, et je trouvais immédiatement
de " vraies-fausses " excuses pour justifier mon silence et lui
annonçais que je pensais venir pour visiter sa région. Un hourra joyeux accueillit
ma proposition présageant des sorties agréables.
Nous
convenons sur-le-champ de nous retrouver dans un hôtel de la ville touristique de
Fribourg en Brisgau.
Une
fois la conversation terminée, je consultais attentivement mon itinéraire avant
de prendre la route en direction de la Forêt-Noire pour éviter de me retarder
en faisant des étapes inutiles.
Mes
préparatifs me laissaient le loisir de vagabonder dans mes souvenirs me ramenant
à chaque rentrée scolaire où nous racontions devant tous les élèves nos " grandes
vacances " d’été. Nous écoutions attentivement chaque récit et celui de
mon camarade Jérôme capta plus particulièrement mon attention cette année-là.
Ses
vacances passées à parcourir la forêt, où les arbres si proches les uns des autres
gardaient la nuit, me subjuguaient. Des yeux de loups et de monstres le
regardaient s’écorcher le visage et les jambes aux branches tandis qu’il
suivait les traces d’un sanglier.
Ces
arbres noirs me fascinaient, car chez nous, les pins verts de la forêt
laissaient filtrer les rayons du soleil. Ils guidaient mes pas pour ramasser
les champignons, mais les créatures monstrueuses et terrifiantes ne se tapissaient
pas derrière un bosquet, ce qui enlevait toute la magie à mes promenades.
De
retour à la maison je racontais, excitée, les aventures de Jérôme à mes parents
et leur demandais d’aller aux prochaines vacances dans la " forêt noire ".
Les détails entendus en classe et mon imagination faisant le reste je leur
démontrai que mes vacances passées chez ma grand-mère au bord de la mer étaient
somme toute banales et aussi répétitives. Les baignades et la pêche à la
crevette étaient mes principales occupations. Bien sûr, parfois je partais pour
une escapade en bateau, mais c’était incomparable avec l’expédition de Jérôme.
Régulièrement
tout au long de l’année je rappelais à mes parents mon désir de connaitre la "
forêt noire " et j’entendais chaque fois la même réponse : " on
verra ".
Un
soir, mon père m’annonça enfin notre départ, après des mois partagés entre
espoir et désespoir.
-
Demain, tu diras au revoir à tes camarades, car nous commençons notre voyage et
nous ferons escale dans la Forêt-Noire puisque tu veux connaitre cette région.
J’étais
excitée de bonheur, non seulement je manquais l’école, ce qui était
exceptionnel pour moi, mais surtout mon rêve se réaliserait.
Tout
en me remémorant cet évènement de mon enfance, je m'apercevais soudain que mes valises
étaient terminées et je décidais de prévenir mes voisins de mon départ pour une
durée indéterminée.
Maintenant
au volant de ma voiture, chemin faisant, j'ignorais vers quoi je m’aventurais,
mais j’étais impatiente de redécouvrir cet endroit.
Tandis
que j’arrive à destination, je repère l’hôtel où Gunther m’attend en lisant son
journal sur la terrasse. Je le trouve un peu changé avec ses cheveux blanchis,
mais il est toujours aussi séduisant. Il se précipite pour m’aider à décharger
mes bagages et après les effusions d’usage je lui avoue que durant l’enfance
j’avais séjourné peu de temps dans la région et que j’étais impatiente de
retrouver ces lieux.
-
Excellent, déclare-t-il, par où commençons-nous ?
-
J’aimerais aller à Falkau!
Les
excursions commencèrent par " la route verte " en m’expliquant que la
région, très touristique, bénéficie d’un climat semi-continental, mais
relativement doux. L’écoutant à peine, je le guide vers le chemin emprunté
enfant et non effacé de ma mémoire.
Bordant
toujours cette route sinueuse, j’examine, le cœur battant, la forêt dense aux sapins
majestueux qui forment une immense ombrelle contre les rayons du soleil.
Gunther
respecte mon silence et je laisse libre cours à mes pensées.
Le
nez, collé à la vitre, je scrute les troncs d’arbres dans l’espoir et aussi la
crainte d’apercevoir les yeux brillants, des créatures imaginaires. Je suis déçue
de redécouvrir, en haut de la colline, cet imposant bâtiment toujours orné de
géraniums, absolument identique à l’image de mes souvenirs et surplombant une
prairie fraîchement tondue.
La
construction massive et les fenêtres alignées sur deux niveaux, éclairées par les
rayons du soleil, semblent dessiner le reflet des visages disparus.
La
voiture se gare devant la même terrasse de ce qui est actuellement un hôtel et mes
pas foulent le carrelage inchangé, noir et blanc du hall d’entrée. L’escalier
en pierre invitant le voyageur à monter à l’étage pour rejoindre les chambres
est toujours aussi imposant.
Sans
me rendre compte du moment passé à m’imprégner de cette bâtisse, une employée fort
étonnée de mon comportement me propose, comme autrefois, de m’accompagner pour
la visite des lieux.
-
Va avec la jeune fille le temps de déposer les valises et remplir les formalités,
me propose Gunther.
-
Madame ?
Je
me laisse guider machinalement, pénètre dans une pièce toujours meublée par des
lits disposés les uns près des autres, conservant ainsi son aspect de dortoir: "
Ma chambre " comme l'avait appelée mon père.
Sur
ma gauche, en entrant, je remarque une grande armoire remplaçant la loge du
surveillant, seule nouveauté apportée dans la disposition de la salle
Les
images de la femme que je suis devenue et celles de la petite fille qui chantait
pour ne pas s’endormir durant la sieste se superposent. Cette pièce me laisse
une impression douloureuse d’abandon, mon cœur se serre et les larmes embuent
mes yeux.
Distraitement,
je me dirige vers la fenêtre ouverte et je revois, en me penchant, la voiture de
mes parents suivre doucement les sinuosités de la route.
Je
venais d’être déposée comme un paquet, pour de longs mois, sans un dernier au revoir,
dans un sanatorium.
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