L'INCONNUE

Avouez que le secret avait été bien gardé. Pourtant, Mylène avait un pressentiment.
Elle avait mille fois envisagé le départ vers ce pays inconnu sans deviner le déroulement des évènements. Le voyage en avion calme et reposant n’évita pas de ressentir l’angoisse à l’atterrissage. Inconsciemment, elle présageait des difficultés. Le flot des voyageurs indifférents, pressés, l’entrainait, la conduisait irrémédiablement vers les guichets de la police. Prenant son rang dans la file d’attente ses jambes tremblaient. Son cœur battait si fort à chaque bruit sec martelé inlassablement par les cachets apposés sur des passeports examinés. Son tour arriva et Mylène resta stoïque, perdue dans ses pensées devant le policier protégé par une vitre. Elle allait devoir se justifier, réfléchir, se souvenir, parler, se raconter, se trahir. Jamais. L’homme la regarda avec un air étonné. Ses yeux jetaient tour à tour de l’impatience, de l’interrogation, de l’inquiétude, de la suspicion, et soudain il vociféra agacé.
— Vos papiers ?
— Quelle est votre identité ?
— Mon identité ? répondit-elle surprise.
Mylène restait silencieuse. Il posa sur elle un regard mélangé d’étonnement et de stupéfaction. Que dire à cet homme au visage sombre ? Il torturait son stylo du plus mauvais goût. Les manches usées de trop transcrire les informations et son uniforme bleu foncé inspirait de la crainte. Sa poitrine ornée d’une multitude de médailles ressemblait à un arbre de Noël. Cet accoutrement prêtait à sourire n’adoucissant en rien la perception de tortionnaire qu’il se donnait.
Mylène se murait dans son silence, persuadée de rencontrer un excellent agent assis derrière son guichet.
Quelle identité révéler ? Celle d’avant ? Avant le grand bouleversement qui modifia le cours de sa vie. À quel moment avait eu lieu ce chambardement ? Est-ce l’instant de sa naissance, lorsque sa mère désorientée par ses premiers cris laissa bébé et câlins à l’Institut « Saint-Inconnu » ? Est-ce le jour de la visite de ce couple vieillissant venu la choisir comme du bétail ?
Dans son souvenir, elle se voyait parquée parmi une ribambelle d’enfants entassés dans une immense salle, sans aucun jouet avec pour unique musique leurs pleurs et pour toute activité l’ennui.
Ce jour-là, son chagrin attira et amusa ces visiteurs, attestant que des larmes rendaient naturellement hilare le commun des mortels. Sa réticence à lâcher la main rassurante de la nounou provisoire, ses hurlements les encouragèrent dans leur idée. Ils l’emmenèrent sans plus attendre, en vue d’une adoption en bonne et due forme.
Que veut-il comme identité ? Celle vécue aujourd’hui sans… Sans quoi ? Sans qui ? Elle ne savait pas, ne savait plus.
Elle se sentait perdue, immobile dans un vacarme assourdissant, incapable de prononcer un mot pour débloquer la situation. Elle devait forcément fouiller dans son sac… ? Montrer ses papiers… ? Son passeport… ? Tout s’embrouillait.
— J’attends ! Dit-il, poussant un hurlement terrifiant.
Une collègue, vêtue du même uniforme hideux sans les médailles, sortit du rang.
En la voyant se rapprocher, Mylène la détailla, la toisa, espérant trouver de l’aide dans son regard et elle acquit rapidement la conviction de son mépris.
Elle sentit une pression sur le haut de son bras et fut emmenée sans ménagement vers des couloirs sombres et sans âme.
— Encore un « sans-papier » ironisa la femme.
Son secret dans son esprit est-il de voyager sans papier ? Tout bien réfléchi, le cœur joue le rôle d’une poche où tout s’enfouit pêle-mêle : joie, peine, bonheur, trouble et certitude, toute une vie en somme.
Elle entra encadrée par deux agents dans une minuscule pièce faiblement éclairée. Une petite ampoule protégée par un demi-globe se trouvait fixée au plafond. Le fragment de verre cassé depuis longtemps, au vu de la couche de poussière, se suspendait à un fil tordu. Les murs d’un jaune sale étaient couverts d’immondes graffitis et de diverses inscriptions. Elle se rendit à l’évidence que ce lieu permettait d’isoler les « sans-identités » pour décider de leur destin.
Comment s’expliquer ? Elle essayait de réfléchir, raisonner, s’exprimer.
Avisant un semblant de couchette fixée contre la paroi, elle s’assit épuisée et se coucha. Silence… Se détendre, fermer les yeux, se recroqueviller… Dormir. Le plateau-repas posé à son intention sur une table en fer attendrait bien quelques instants supplémentaires. La nuit tombait et oubliant l’agitation provoquée par son arrivée, elle s’abandonna à ses rêves.
Elle se voyait débarquer, petite fille de trois ans, chez ce couple déjà vieux, un jour de décembre. Elle observait, se laissait guider et s’installait au milieu du couloir dans un lit en bois, plaqué au fond d’une alcôve qui ressemblait à un placard de rangement.
Aujourd’hui, elle retrouvait son cagibi, dormait, souffrait dans tout son corps, se réveillait, ne reconnaissait pas la maison. Pas de jardin divisé en deux par une allée cimentée, pas de potager entouré de quelques fleurs, pas de chai pour se cacher. Sa tête retombait lourdement. Fatiguée.
Dans un brouillard, forçant sa mémoire, elle distinguait un homme, une seringue à la main, qui venait lui administrer un vaccin contre une maladie contagieuse. Son bras sentait une légère piqûre et Mylène voyait la fillette sortir de la maison, courir dans tous les sens. Fuir.
— Identité… ? Iden…
S’enfuir ? Se cacher ? Impensable. Mylène se débattait pour s’échapper, filer, disparaître.
Elle voulait tout quitter, rester éveillée. Où trouver la cuve, cachette de son enfance ? Dans le chai ? Le couloir ? La cuve, la cuve… Se lever, marcher, grimper le long de la paroi, s’arracher les ongles et se glisser à l’intérieur. Ne plus bouger, ni respirer. Attendre.
— Du calme ! Hurla une voix dans son oreille.
Soulevée comme un pantin par les épaules pour la réveiller, elle sentit le sol en béton se dérober sous ses pieds.
Le plateau-repas avait disparu. Comme autrefois… était-ce le premier repas supprimé de sa vie d’aujourd’hui ou d’hier ? S’interrogeait-elle.
Mylène se dirigea grelottante, titubante, vers la porte qui s’ouvrit brusquement laissant entrer un fonctionnaire d'ambassade.
— Nous avons retrouvé ses papiers dissimulés au fond de son sac. Un rendez-vous est prévu…
Ensuite, chuchotements et conciliabules devinrent incompréhensibles pour elle. Cette conversation mystérieuse l’inquiéta. Reprenant ses esprits, elle essaya d’entendre, d’écouter, de comprendre, de deviner la suite de son aventure.
Mylène aidée par le nouveau venu retraversa lentement les couloirs sombres et sans âme de son arrivée pour rejoindre le bureau d’un responsable. Tassée dans un fauteuil, une personne aux cheveux blanchis par les ans, attendait patiemment le déroulement des évènements.
Après des excuses interminables énoncées par habitude, les deux fonctionnaires lui présentèrent cette inconnue comme étant sa mère. Elle voulut se précipiter pour l’embrasser, mais la surprise lue dans son regard et la froideur de son accueil la retinrent, tel un bras invisible.
Mylène se contenta de murmurer :
— Maman !
Le cauchemar se terminait. Elle avait si mal.

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